Au cœur des îles polynésiennes, là où le vent murmure aux vagues et où les récifs scintillent sous la lune, une ancienne légende raconte comment Ruahatu, dieu souverain de l’océan, déchaîna un immense déluge sur l’île de Raiatea. Cette histoire sacrée, transmise de génération en génération, invite à écouter la voix profonde des eaux et les enseignements de la nature.

Le sommeil troublé du dieu de l’océan

Il y a bien longtemps, sur la terre lumineuse d’Opoa, vivaient deux amis d’enfance : Teahoroa et Ro’o. Un jour, ils glissèrent leurs pirogues jusqu’au motu To’a Marama, le Rocher de la Lune, lieu où les poissons dansaient en abondance sous la surface.

Ainsi prirent-ils leurs lignes et les jetèrent sans savoir que, juste en dessous d’eux, dormait Ruahatu Tini Rau, dans sa grotte de corail aux reflets d’argent. Une pierre, liée à un hameçon, se détacha soudain… puis heurta la tête du dieu. Le monde marin frissonna.

Ruahatu se réveilla, surpris, et sa main se referma sur l’hameçon entremêlé à ses longs cheveux. Les deux pêcheurs, croyant à la présence d’un poisson colossal, tirèrent la ligne. Cependant, ce ne fut pas une bête des profondeurs qui émergea, mais la silhouette puissante du dieu des océans. Leur effroi fit trembler l’air :
« Ce n’est pas un poisson… c’est un être du monde d’en bas ! »

Ruahatu, dieu polynésien de l'océan par Bobby

Ruahatu par Bobby

Ruahatu s’éveille : la colère du dieu de la mer

Ruahatu monta dans la pirogue comme on se lève d’un rêve brisé. Son regard sombre interrogea les deux hommes — leur famille, leurs enfants, leurs ancêtres, et même la princesse Airaro, chérie des dieux marins.

Puis, d’une voix grave qui semblait porter la houle elle-même, il annonça :

« Cette nuit, Raiatea sera engloutie. »

Sa colère, ainsi réveillée, allait se transformer en un déluge sans précédent.
Il ne frapperait pas seulement quelques arbres, il déracinerait toute l’île. Le mont Te Mehani, refuge des mystères végétaux, disparaîtrait sous les vagues.

Cependant, grâce à son amour secret pour Airaro, Ruahatu accorda une ultime chance :
« Refugez-vous tous sur le motu To’a Marama. Ceux qui s’y rendront seront sauvés. Ne tardez pas… »

Raiatea sera submergée par la mer dès ce soir

Teahoroa et Ro’o regagnèrent Opoa, le cœur serré, et traversèrent le village comme deux ombres poursuivies par le destin.
Les habitants virent leurs cheveux dressés comme les herbes sous le vent d’une tempête, signe évident que quelque chose de divin s’était produit.

Ainsi proclamèrent-ils :
« Par notre faute, le dieu Ruahatu a été réveillé. Quittez immédiatement l’île ! Ce soir, Raiatea sera submergée. Seuls survivront ceux qui se réfugieront sur To’a Marama, avec leurs familles et leurs animaux. »

Certains crurent au message et préparèrent leurs pirogues. D’autres rirent, incrédules, incapables d’imaginer le pouvoir du dieu de l’océan.
Les anciens disaient alors : « Ils ont des oreilles comme les figures de proue : elles ne laissent entrer aucun son. »

Pendant ce temps, les dieux des airs emportèrent les oiseaux, les insectes et les araignées vers le ciel, les protégeant du cataclysme à venir.

L’avertissement : l’Îîe retient son souffle

Les deux hommes retournèrent rapidement chez eux et firent embarquer dans leurs pirogues tous les membres de leur famille qui voulurent bien donner foi à cette incroyable nouvelle. Ils emmenèrent également un couple de chaque animal qui vivait sur l’île : cochon, chien, coq et rat… De leur coté, le roi Tane Upoto et sa fille Airaro réunirent rapidement tous les membres de la famille royale. Ainsi tous ceux qui avaient cru au message de Ruahatu, le dieu du puissant océan, embarquèrent dans leurs pirogues et, sous le commandement de la princesse Airaro, ils partirent se réfugier sur le motu To’a marama. Mais d’autres habitants ne voulaient pas y croire et en riaient. Certains s’en moquaient, d’autres faisaient la sourde oreille. Ils étaient comme les oreilles des figures de proue, de sorte que les paroles de Ro’o et de Teahoroa ne pouvaient entrer dans leurs oreilles. Tous les oiseaux, araignées et insectes, ombres des dieux furent emportés dans le ciel par leurs dieux respectifs.

L’Arche de To’a Marama : l’exode vers la survie

Teahoroa et Ro’o rassemblèrent leurs familles, puis prirent dans leurs pirogues un couple de chaque animal : cochon, chien, coq et rat.
Le roi Tane Upoto et la princesse Airaro réunirent la famille royale. Ainsi, sous la lumière déclinante du jour, un cortège de pirogues s’éleva vers To’a Marama.

Ce motu devint une arche lunaire, un fragment de terre prêt à flotter entre le monde des hommes et celui des dieux.

Le Déluge : la Nuit où l’Océan parla

Alors que l’obscurité tombait, la mer commença à murmurer. Puis son chant devint grondement.
Les vagues s’élevèrent, brisèrent les branches, broyèrent le corail. Le vent gémissait comme une créature blessée.

Grâce à la présence d’Airaro, protégée des dieux, To’a Marama resta sec, tel un navire figé au cœur de la tempête.
Et lorsque la lune monta dans le ciel, les survivants virent l’impensable :
le mont Te Mehani n’existait plus. Tout était recouvert par un océan lisse et sombre.

Le déluge avait fait son œuvre.

Au Matin : la terre dévastée renaît lentement

Lorsque la mer se retira enfin, au lever du soleil, Raiatea semblait habitée par le silence lui-même.
Les rescapés découvrirent :

  • des arbres arrachés,
  • des rochers couverts de vase,
  • des poissons morts étendus comme des offrandes,
  • des coraux brisés,
  • des maisons effacées,
  • des temples écroulés,
  • aucun oiseau, aucun cri, aucun pas.

Le monde avait été lavé, vidé, réinitialisé.
Les survivants durent manger la glaise rouge et le poisson pour continuer à vivre dans ces premiers jours d’après.

La Renaissance : la nature polynésienne retrouve son souffle

Cependant, comme guidée par une force ancienne, la terre recommença à respirer.
Ainsi, en une seule nuit, des bourgeons apparurent. Puis, en un mois, l’île retrouva un manteau vert vibrant, comme si elle renaissait de son propre cœur.

Les saisons revinrent, les arbres offrirent leurs fruits, et les dieux renvoyèrent oiseaux, insectes et araignées à leurs places naturelles.
Raiatea fut alors repeuplée par les survivants, les descendants du déluge, ceux qui avaient entendu l’avertissement de Ruahatu.

Ruahatu vu par Paul Gauguin : la mythologie et la lune

Paul Gauguin , Noa Noa, Ruahatu

Bien plus tard, le peintre Paul Gauguin, fasciné par cette légende, en proposa sa propre vision. Dans Noa Noa, il décrivit To’a Marama comme une île, une pirogue ou une montagne — une arche lunaire, liée aux mystères célestes.Pour Gauguin, l’histoire de Ruahatu et du déluge possédait une dimension cosmique : elle parlait du lien entre la mer, la lune et les cycles éternels du monde polynésien.

Commentaires

Sources :

D’après la légende récitée en 1822 par Paora’i et Vai’au, prêtre de Bora Bora ainsi que par Paoraro, prêtre de Raiatea, transcrite par Teuira Henry dans Tahiti aux Temps anciens.
I.A. 24 nov 2025
Photos : Storn à Tahiti. Steve Kuo Tahitiscape Photography