Cette légende raconte les amours contrariés du jeune mangarévien Tihoni et de la Femme Fleur venue du pays enchanté des délices, et de ceux beaucoup plus heureux de leur fils Tihoni junior.

Une fleur merveilleuse brûlait délicieusement 

Par une tiède soirée, Tihoni s’en retournait de la montagne de Mangareva (Gambier) vers la mer portant sur son épaule musclée un gros régime de fei, étincelantes comme du feu. Dans le ravin, les ombres déjà se brouillaient, et la voix du ruisseau résonnait plus fortement dans les ténèbres.

Fatigué, le jeune homme s’étendit au pied d’un gros arbre et s’endormit. A l’heure douce où les rivières étoilées transportent leurs eaux étincelantes de l’autre côté du ciel, il entendit une voix autoritaire qui lui dit : – Tihoni, lève-toi.

Ouvrant les yeux, il s’aperçut que le ravin était envahi de flammes. Les fougères, telles des torches énormes, flambaient sur les pentes voisines ; des milliers d’oiseaux irradiés volaient d’un bord à l’autre. Dans sa paume entr’ouverte brûlait délicieusement une fleur merveilleuse, et de ses pétales, comme une baie enfouie dans un feuillage, sortait le beau visage d’une femme. Brusquement, avec une spontanéité toute masculine, le jeune homme referma la main, et quand il l’entrouvrit de nouveau, il n’y trouva rien.
– Jeune homme, ne me prends pas si durement. Mon vrai nom est « Tendresse », murmura la même voix enchanteresse, et la fleur réapparut dans la main de Tihoni.

Il s’aperçut qu’il était auprès d’un arbre immense qui cachait une demeure parmi les branches puissantes. Une jeune fille au visage semblable à celui qui était apparu dans la fleur, chantait sur le seuil et, captivante, lui souriait.

« Tendresse », la jeune fille insaisissable

Trois fois Tihoni essaya de la saisir, trois fois la vision disparut sans laisser de trace. Enfin, accablé par ce jeu mystérieux, le jeune homme s’assit sur le seuil et murmura, plein de désespoir :
Que désires-tu de moi ? Nul doute, tu es la plus belle des femmes de toute notre île, et mon coeur brûle déjà d’amour pour toi, mais je ne suis pas un sage et mon coeur est grand ouvert comme la mer.
Rien n’est donné gratuitement sur cette terre, répondit la jeune voix. Si tu me désires, cherche moi.

Instantanément la lumière qui flamboyait dans la forêt s’éteignit et l’adolescent erra dans les ténèbres jusqu’à ce qu’il aperçoive dans la brousse une lumière bleue qui marchait vers lui. C’était un vieillard imposant qui marchait.

Je t’amènerai vers elle, dit le vieillard. Ne crains pas l’éclat de mes cheveux blancs. Les ombres des années ont passé sur moi comme les ombres de la mort, mais  mon bras est encore vigoureux.

Le vieillard donna au jeune homme une légère baguette et une longue corde, solide, faite d’écorce de purau. Tihoni effleura de sa baguette le rocher qui s’ébranla ; il entra dans un passage sombre, couvert de mousses qui descendait vers l’autre extrémité de la terre. Mais voici qu’une légère brise souffla apportant l’arôme épicé des fleurs et l’écho de clameurs lointaines.

A l’entrée, les yeux flamboyants, se tenait une bête monstrueuse dont les griffes égratignaient les rochers. Elle ne remarqua pas Tihoni, le vieillard ayant donné à ce dernier la puissance de rester invisible.

Le pays enchanté des délices

Ainsi Tihoni entra dans le Pays Enchanté des délices, dans le royaume destiné aux amoureux. Là, sous les arbres, auprès de sources murmurantes, une interminable fête battait son plein. Enivrées par l’air de ce pays merveilleux, des jeunes filles, tressant des couronnes de fleurs, organisaient des jeux légers et dangereux. Les jeunes gens pour faire admirer leur adresse s’exerçaient à jeter de longues lances, à danser, à lutter gaiment, mais Tihoni ne vit ni la fête, ni les danses. Comme ensorcelé, il marchait le long des prés embaumés, parsemés de fleurs, tenant son regard fixé vers l’infini du ciel et sur une hauteur triomphante, où, sans aucun appui, tournait une maison éblouissante et ronde.

Obéissant à une impulsion secrète, Tihoni jeta sa corde par dessus la maison, s’éleva rapidement vers le ciel et pénétra dans la demeure mystérieuse.

Sous une tente habilement aménagée, sur une table s’étalait une immense fleur odorante. Tihoni s’en empara, et la maison descendit lentement vers la terre. Le jeune homme sortit sous la voûte étoilée, respira la fleur odorante et s’évanouit aussitôt.

Lorsqu’il revint à lui, il vit que le monde était devenu incroyablement beau. A coté de lui, pressant ses mains dans les siennes, se tenait la Femme Fleur. N’en croyant pas ses yeux, il se rendit à sa maison natale et la Femme Fleur devint sa femme.

Le mari délaissé par la Femme Fleur

Mais c’est en vain que les vieillards répètaient que l’huile ne doit pas être mélangée à l’eau. Tihoni était pêcheur, il ne connaissait ni des rires ni des chansons alors que la Femme Fleur était pleine de gaîté et ne voulait s’astreindre a aucun travail. Voici pourquoi, un soir, en retournant chez lui, Tihoni trouva son fare vide. En vain appela-il désespérément.

Délaissant la vie monotone des pêcheurs, la femme était retournée dans son royaume magique. Là elle donna le jour à un beau garçon, et, en mémoire de son amour terrestre, l’appela Tihoni, fils de la Terre.

Tihoni junior, le fils de la Terre

… Un matin, alors qu’il réparait ses filets, Tihoni, le père, vit un enfant inconnu qui descendait gaiment la montagne.
– Où est la demeure de Tihoni, l’homme simple ? demanda l’enfant avec un grand sérieux. Ma mère, la Femme Fleur, m’a envoyé ici pour que je le vois, lui, et le royaume étrange de la Terre.
Mon enfant, s’écria Tihoni, contemplant son fils d’un regard avide. Alors elle se rappelle encore de moi ? Je suis ton père, Tihoni ! Emmène-moi vers elle !

Et tel qu’il était, puant le poisson, sale, emportant seulement la corde donnée par le vieillard, il entra une seconde fois dans le pays des Délices. A peine voulut-il jeter sa corde au-dessus de la maison étincelante que celle-ci s’éleva dans le ciel. Seul, un fil magique tomba sur la prairie où courait Tihoni, l’enfant abandonné par sa mère. L’enfant saisit le fil, et tel une araignée, l’escalada, disparaissant dans les nuages. Tihoni, le père, ne put retrouver le chemin du retour. Jusqu’à maintenant, invisible à tous, il erre sur les pelouses fleuries du Pays des Délices en soupirant tristement. Voici pourquoi désormais aucun plaisir n’est jamais complet.

Au doux royaume de l’astre bleu

Pendant ce temps, dans le ciel infini, la maison mystérieuse continuait son chemin vers l’étoile bleue Fenura. Ainsi passèrent des années sans nombre, et Tihoni, fils de la terre, disait sa tristesse à sa mère.
Qui est-ce qui habite l’étoile Fenura ? Je suis las de rester toujours avec toi et mon coeur verse de douces, d’étranges larmes.

Ils arrivèrent au doux royaume de l’astre bleu. La maison demeura immobile. La Femme Fleur jeta son fil magique, marcha sur lui ainsi que son fils comme sur un pont aérien. Des bois tout jaunis par l’automne leur apparurent. L’or des feuilles mortes, comme une plainte, sonnait doucement sous leurs pas. Ils marchèrent ainsi jusqu’à la porte du palais bleu. La lourde porte fermée pendant des siècles grinça, une vieille femme, au visage austère et beau, apparut sur le seuil.
– Sois la bienvenue, murmura-t-elle doucement. J’ai entendu ton appel du ciel désert, entre dans ma demeure.

Dans une grande chambre spacieuse, d’où toutes les étoiles et les soleils de l’univers s’offraient à la vue, une jeune fille aux cheveux dénoués chantait une berceuse.
– D’où viens-tu, voyageur étrange ? demanda-t-elle en rougissant à Tihoni en se levant et en lui prenant la main.
– Je viens du Pays des Délices, répondit le jeune homme en tremblant.
– Montre-moi le chemin pour y parvenir, dit-elle en se penchant vers lui à voix basse, et elle sortit avec lui dans le jardin, c’était le crépuscule.

Tihoni junior et la jeune fille s’envolent vers le pays des Délices

Un immense soleil rouge, tel un bûcher incandescent descendait derrière les bosquets écarlates. La jeune fille entonna une chanson, et Tihoni, passant sous les arbres, se trouva sur un chemin magique ; il atteignit la maison aérienne. Le fil magique s’enroula ; la maison s’éleva, et, étincelante, tournoyante, s’élança dans l’infini.
Ils se sont envolés, s’écria la Femme Fleur, sortant dans la fraîcheur du soir. Tihoni ! mon fils, Tihoni, reviens ! pourquoi m’as-tu abandonnée ?
– Et toi, es-tu revenue à l’appel de ton mari abandonné ? murmura doucement mais sévèrement la vieille femme. Non, ils se sont envolés bien loin dans le Pays des Délices.

D’un coup toutes les forêts d’automne s’empourprèrent d’un feu éclatant, le feuillage se courba imperceptiblement, les arbres s’éparpillèrent en cendres, et dans la lumière indécise, à peine naissante, la Femme Fleur aperçut le fantôme de sa terre lointaine, et l’ombre désespérée de son époux.
– Oh ! qu’il sent le poisson ! dit-elle avec mépris, et haussant les épaules, elle resta toujours sur l’astre Fenura.

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Sources :

D’après la légende de la femme fleur recueillie à Mangareva par Alexis Massainoff, traduite par Mme Zakrevskyc. Société des Études Océaniennes, Bull. n° 106 mars 1954