Cette ancienne légende mangarévienne de la danse du requin raconte l’histoire d’un père qui voulait contrôler les fréquentations de sa fille. Mais la contrainte et l’amour vont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas…

Tagaroa, un beau jeune homme dont le père était le chef de Rikitea, vivait à ‘Aga’uru sur l’île de Mangareva (Gambier). Sur cette île, se trouvait également une ravissante jeune fille ‘Ina-te-kākara, que l’on surnommait  » la beauté des mers ». Son père, le héros du large, qui avait la forme d’un requin, autorisait sa fille à fréquenter le jeune homme à condition qu’elle respecte strictement  les règles qu’il lui avait imposé  :

« Rejoins Tagaroa si tu le désires et reste avec lui de la tombée de la nuit à l’aube mais dès que le jour poindra, reviens ici, à Ko’utupiro où je t’attendrai ; tu observeras cette règle pendant trois nuits, ensuite tu pourras rester le jour. »

La jeune fille obéit aux ordres que son père, le requin, lui avait donnés. Elle rejoignait son amoureux la nuit et l’aurore venue, retrouvait son père à l’endroit convenu. La troisième nuit arriva, c’était la dernière de l’épreuve.

Belle la nuit, laide le jour ?

Tagaroa avait raconté sa bonne fortune à ses amis, en s’étendant sur la beauté de ‘Ina-te-kākara, la plus séduisante des femmes. Ceux-ci se moquèrent de lui : « Tagaroa, mon cher, tu es aveugle, tu n’as pas bien vu cette fille, comme elle ne vient que la nuit c’est ainsi que tu la crois belle, cette magnifique créature est peut-être très laide le jour. »
« Comment puis-je le savoir ? », répondit Tagaroa.

Ses amis lui suggérèrent une ruse : avant l’arrivée de la jeune femme il fermerait soigneusement toutes les issues de manière que le jour ne puisse pénétrer par aucun interstice. Le jour venu, Tagaroa pourrait se rendre compte de la beauté de son aimée. Ce dernier se résigna à suivre ces conseils, quelque peu inquiet de l’issue de cette tactique.
La nuit suivante, ‘Ina-te-kākara arriva comme de coutume et à l’aube retourna à l’endroit où l’attendait son père.

Le châtiment paternel

Ce fut la troisième nuit que Tagaroa mit le projet à exécution et il fit ce que ses amis lui avaient conseillé. Dès la chute du jour, avant l’arrivée de la belle ‘Ina-te-kākara, il ferma soigneusement les ouvertures de sa demeure. Ils dormirent.
A l’aube, la jeune femme s’éveilla et dit : « Maintenant, mon aimé, il faut que je parte ; c’est la dernière fois que j’y suis obligée, je serai ensuite définitivement à toi si j’obéis aux ordres de mon père ».
Tagaroa répondit à sa belle : « Ma chérie, il ne fait pas encore jour, attends l’aube, il sera bientôt temps alors de nous quitter ».
‘Ina-te-kākara fut prise au piège et se rendormit. Elle fut fort effrayée lorsqu’on ouvrit la porte et dit à Tagaroa :

« Il fait grand jour, mon amour tu m’as trompée. Maintenant que j’ai enfreint les règles de mon père je vais mourir. »

‘Ina-te-kākara se rendit au lieu où l’attendait son père. Lorsqu’elle y parvint le requin lui dit : « Ma fille, tu as brisé nos conventions, je vais te manger comme châtiment ». Et, le requin commença à la dévorer.

Un vaillant guerrier intervient

Sur l’île, il y avait un guerrier nommé Taiuka, qui était le plus renommé des guerriers de Mangareva. Nul ne pouvait le vaincre. Taiuka faisait le tour de ses terres, surveillant qu’aucun intrus ne pénétrait sur sa propriété, lorsqu’il aperçut une femme dont le corps était à moitié engloutit dans la gueule d’un requin. Il se précipita avec sa lance pour pourfendre le squale mais eu peur que la lance touche la femme et la tue. Mais s’il n’intervenait pas, le requin la dévorerait complètement.

Il réfléchit et décida d’utiliser une autre méthode moins risquée. Il coupa une branche de tāmanu (Ati) pour avoir un bâton bien solide qu’il mis en travers de la gueule du monstre, et ainsi sauva la jeune femme. Ébloui par sa beauté, il remercia les dieux de l’avoir mise sur son chemin et ramena sa nouvelle conquête chez lui.

Gueule de requin

Le concours de pêche

Un jour vint où Tagaroa apprit que ‘Ina-te-kākara vivait chez Taiuka. Il décida d’organiser un concours de pêche aux filets réservé aux héros. Ils furent tous avisés et Taiuka ne manqua pas d’être sollicité. Il dit alors à ‘Ina-te-kākara : « Ma chérie, il faut que j’y aille, je suis le seul qui puisse plonger avec ce filet ».
La belle lui répondit : « Mon amour, je te supplie de ne pas y aller, c’est un guet-apens ».
Taiuka rétorqua : « Ne crains rien, je suis le plus fort des guerriers, je te reviendrai sain et sauf »
Une fois tout le monde rassemblé, Tagaroa clama : « Qui est le héros qui peut mettre ce filet ? »
« Moi! » déclara Taiuka aussitôt se croyant invincible. Il posa son filet, plongea. Au moment où il vint respirer à la surface, on lui jeta une pierre coupante qui le tua.

Au séjour des âmes

Tagaroa fort satisfait, dépêcha un émissaire pour quérir ‘Ina-te-kākara. Le corps de Taiuka fut apporté au marae (temple polynésien), qui depuis porte le nom de marae de Taiuka.

La belle ‘Ina-te-kākara apprenant la mort de son époux, se mit à la recherche de son âme, elle quitta la maison et se rendit au lieu où les âmes séjournent, (le Pô) . En chemin, elle rencontra deux petites tortues, à qui elle demanda si aucune âme ne se trouvait dans les environs. Aucune n’est venue sur la route, lui répondit-on. La jeune femme continua à chercher, accompagnée des tortues.

Elle arriva au lieu du séjour des âmes et y trouva celle de Taiuka. Elle lui livra bataille pour la capturer et réussit à vaincre, elle se mit alors à la recherche du corps qu’elle trouva au marae. L’âme réintégra le corps qui ressuscita. Tous les guerriers se sauvèrent remplis de crainte, Taiuka et ‘Ina-te-kākara rentrèrent chez eux.


Légende en tahitien du requin, Pei Mangarevien : ‘Ina-te-kārarina-teinaa te tamahine a te ma’o – Tē ‘ori o te ma’o

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Sources :

Légende du requin (Pe’ī mangarévien) transmise par le chef du groupe de danse de Mangareva, traduite en français par Janine Laguesse. 1955. Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n°113, Tome IX (N°12).  déc 1955 p 481.
Citation de Jean-Jacques Rousseau ; Émile, ou De l’éducation (1762) : « La contrainte et l’amour vont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas.« 
Photo Sylvain Girardot